XIX
La neuvième forme
— Debout ! Debout les morts !
— Sov ! Oroshi !
— Ils sont où ces branleurs ? Putain d’idée d’aller défourailler hors du camp !
π J’ai été le premier à donner l’alerte. À cause de la lumière subite, extraordinaire. En plein brouillard et en pleine nuit. Golgoth a bondi hors de son sac de couchage. Il doit avoir son boo de chasse en main. Je ne le vois pas. Je ne distingue personne. Horst et Karst maugréent quelque chose, l’autoursier siffle Schist, Coriolis ne paraît pas bouger. Je la cherche à tâtons du pied. En vain. Elle est comme les autres : noyée dans le noir. Des yeux, je suis le trajet des chrones minuscules. Ils dérivent de l’amont par centaines. La plupart ne dépassent pas la taille d’une bille d’or ou d’un œuf. Ils traversent le brouillard en lucioles. On dirait des étoiles tombées d’un ciel trop bas. Ceux qui m’ont frôlé sont des cocons luminescents jaune orangé. Ils scintillent de l’intérieur. Je n’ai pas réalisé tout de suite ce qui me donnait des frissons d’angoisse. Ce n’est pas leur nombre, même si la giboulée continue de lumière est spectaculaire. C’est que les cocons ne diffusent aucune clarté ! Pas le moindre halo. Ils n’éclairent rien. Au contraire : ils piègent la lumière en eux. Ils s’en nourrissent. Les nids s’attirent d’ailleurs à l’évidence les uns les autres. Ils forment des grappes, s’entr’absorbent. Sans bruit. Je cherche Oroshi dans la nuit. Entre les cocons, l’obscurité règne – Absolue. J’évite avec soin le moindre contact. Je ne vois pas même mes propres mains. Oroshi ne répond pas aux appels. Ni Sov. Leur feu a dû être happé.
— Là-bas, regardez !
Ω Une tortue d’éblouie, ou tout comme, un vrai mastard qu’on dirait taillé dans un steak de soleil tellement il brille, sort cahin-caha de l’amont. Tout autour, des ballots de flammes giclent en cloques de la masse, ça bouillonne de lampions, ça part en couilles et en morceaux, ça me brûle les lucarnons à force d’écarquiller dessus. La tortue géante gingeole vers nous, elle s’empiffre de notre lumière à plus se voir le bout de la bite et les jumeaux qui braillent pas loin, Corio qui couine, le Tourse qui cherche son piaf, Oroshi à perpète dans la lande en train de se faire tâter les grelots par l’as de la plume et du plumard – y a plus que Pietro pour tenir la route, sauf qu’il est comme moi, le princier, il beugle paumé dans le fion de la nuit, au milieu du feu d’artifice, à se demander d’où vient le vent, et qui régale !
) Oroshi, qui s’est réveillée avant moi, me tient par la main et me guide à travers la lande, sans cesser de me parler et de s’efforcer de me faire éprouver les vifs, infimes et massifs, qui la peuplent : « Fie-toi aux souffles, la surface d’écoute court sur la totalité de ta peau. Les ondes, elles, se sentent dans les os et la masse musculaire. Le son cette nuit ne te servira à rien, oublie-le. » Bien qu’elle n’ouvre pas les yeux et marche vite, elle évite sans mal les balles et les boules de feu qui traversent l’espace, tandis que moi, sur son conseil, j’appelle les autres, en vain, en panne d’écho, mais crie tout de même et rappelle, sans portée, d’une voix courte et étouffée comme par une épaisseur de neige. Plus nous avançons, plus l’impression de calfeutrage discret des sons se renforce, ma voix sort de ma gorge enveloppée dans un chiffon et retombe murmure devant moi, en clapotant dans l’ouate, à peine.
— La lumière ne diffuse pas, les sons non plus. Tout le système d’ondes se polarise autour des chrones. Tu perçois ça, Sov ?
— Un gosse le percevrait !
— Ne te sous-estime pas, tu as des qualités d’écoute très supérieure à ce que ton conscient imagine. Qu’est-ce que tu sens encore ? Plus profond, plus enfoui…
Je ne voulais pas dire une énormité mais il me semblait que l’odeur de fumée et d’humidité elle-même se perdait et que le froissement de nos pas dans l’herbe se décalait vers la droite, aspiré par quelque chose, outre que – mais tout montait à la fois sans ordre comme si je contrais à la croisée de vents contradictoires – de temps à autre, des fragments de voix éclataient comme des bulles près de nous, suffisamment longs pour y reconnaître le timbre de Golgoth, trop brefs toutefois pour en saisir le sens.
— J’entends des bouts de sons, entrecoupés, et puis…
— Il y a un sonochrone qui dérive à soixante mètres sur notre droite. Il séquence et encapsule tout ce qui vibre sur un kilomètre carré alentour, il est en train de monter très vite en puissance en aspirant les trains d’ondes acoustiques. Il est probable que tu ne t’entendes même plus crier dans une à deux minutes. Tu ne me verras toujours pas non plus, donc ne lâche pas ma main. Si jamais tu sens que les odeurs disparaissent, c’est que le toucher va suivre derrière, préviens-moi, je suis enrhumée.
— Les odeurs disparaissent, Oroshi…
— Alors concentre-toi sur les vifs, ce seront nos phares jusqu’au lever du soleil. Tout ça est un excellent exercice pour toi, au fond…
— Qu’est-ce qui se passe, je peux savoir ?
— Il se passe qu’un chrone noir a dû exploser contre la falaise et qu’il a dilapidé ses compacteurs. Nous sommes dans un champ miné de chrones d’absorption : l’un avale le son, l’autre la lumière, l’autre les odeurs… Effet secondaire classique avec le chronox. Rien de dramatique puisque les compacteurs sont en phase déclinante et qu’ils vont se disperser en quelques heures. Ça sera juste un moment difficile à passer sur le plan psychologique…
— À cause du silence ?
— Oui, à cause de la clôture sensorielle presque totale, elle pousse parfois au pire. Il faut absolument prévenir Coriolis et les autres, je dois les rassurer.
π Nous avons fini par nous retrouver, tous les six. Il était moins une. J’entends des voix, je ne suis pas le seul. Coriolis tremble et pleure parce qu’elle entend Larco qui l’appelle. Golgoth se brise les cordes vocales à hurler. Afin qu’Oroshi nous repère ? En partie. Parce qu’il entend son frère aussi et il lui parle. Il essaie de le couvrir. Ça faisait des années que nous n’avions pas subi une pareille montée de chrones. Je me sens anesthésié. Coupé des autres. Je serre Coriolis contre moi, je prends l’épaule de Golgoth. Il nous donne des bourrades pour nous rassurer mais je ne sens presque rien. Le silence s’élargit. Je parle mais qui me répond ? Ou bien après. Par bribes. Moins d’œufs de lumière. Les volumes grossissent. Golgoth appelle ça des tortues. Demi-sphères aplaties plutôt, je dirais. Les suis pour rester éveillé. Qui crie encore ? Callirhoé ? J’entends des syllabes mâchées par mon père. Elles jaillissent d’un seul coup, très fortes. Puis le coton se redépose dans mes oreilles. Mon cerveau se bouche.
) Facile à affirmer après coup ? Il me semble que sans l’aide d’Oroshi, j’aurais quand même été capable de retrouver les autres, d’instinct. Lorsque nous les avons atteints, le sonochrone vibrait, invisible, à trente mètres de l’endroit où ils s’étaient rassemblés. Plus aucune parole ne portait, elle nous était volée dans la glotte avant même d’éclore, j’ai tapé dans mes mains, tapé, tapé et jeté un cri, sifflé de rage, aphone. Plus que par le toucher et l’odeur, neutralisés, la sensation viscérale d’impuissance me prenait par le son. Elle me rappelait ces crises d’étouffement, enfant, à Aberlaas, lorsqu’en pleine nuit, le dortoir des traceurs pénétrait en silence dans nos chambres et nous bloquait dans nos duvets fermés, en plein sommeil, jusqu’à ce qu’on suffoque et je me réveillais en panique, je respirais à fond pour me détendre, il y avait eu un enfant mort déjà et le rite n’avait pas cessé… Tout près, le sonochrone émettait une pulsation de gong très profond – mais sans prolongement, mat et sec, qui lui échappait du ventre de captation et qu’il ravalait, d’une goulée, avec la cadence d’un poumon enflé d’air qui lâche, et reprend, incompressible, son rot.
Ω La nuit s’annonçait pas que marrante avec mon frelu qui jactait derrière la cloison du pavillon en me gueulant d’avancer, de tracer droit groin à terre, que j’étais « au bout du bout », « plus que cent pas » il goulait, « cent putain de pas et on sera les premiers », « t’y es », « t’y es », il répétait en nœud et moi je savais plus trop justement, où j’étais ! – vu que le chrone-tambour, à droite, il grimpait méchamment en cadence, qu’il cognait plus sourd à mesure, plus bâtard aussi, il se détraquait du tempo. Illico, je remorquai ma hordille en les choppant par la pogne, se calter de là, au plus loin qu’on pouvait, en faisant gaffe aux œufs à la coque. Alors le tambour, un mec devait bastonner au marteau dessus, parce que ça devint sauvage. Des voix claquaient à qui veut, hic à hac, au-dessus et devant, des barrissements de gorceaux dans le gaz, du roc broyé pétant aux esgourdes – des kystes de son pur à chaque coup, bien brusques, parfois à se caquer dessus de trouille, parfois sonnant dans le paisible, un serval qui ronronne, rien, une bourrasque, des touffes d’herbe remuées – mais toujours net dans la tête, impec. Puis sur une embardée, le chrone se déglingua carrément dans la lande ! Et là, ça dura un gros bout de temps, jusqu’à l’aube, avant qu’il ait fini de balancer tout le stock en vrac de ses briques de bruit, qu’il vide les boîtes à cris et à rafales, tout un tas de voix qu’on connaissait pas, qu’avaient d’ailleurs plutôt un accent de l’aval, un sale accent mollasse et traînant d’abrités et de tire-au-vent. Avec au milieu de ce tintamarre, lui s’invitant au passage, le frangin qui gagatait : « T’es au bout Gogol, au bout ! » et il avait foutrement raison : j’étais au bout du rouleau.
x D’une certaine façon, il valait mieux, je veux dire que les premiers chrones que nous rencontrions fussent des sonochrones et des lumens : ils obnubilaient assez la perception pour masquer… la cohorte des autres. Ce qui déboulait de l’amont n’avait aucune commune mesure avec les tranquilles proliférations d’après-furvent : autant comparer une coulée de neige à une avalanche. Ici, c’était l’antichambre du chaos. Psychrones, cychrones et chrotales dévalaient sans discontinuer et saturaient la trame aéroplastique, dans un empiétement cannibale que je découvrais effarée, tant il dépassait mes facultés familières de lecture. Les chrones, je les avais toujours vus évoluer à libre champ, suffisamment isolés en tout cas pour qu’ils puissent déployer leurs effets sans rencontrer de contraintes. Ici, du peu que j’en comprenais, ils butaient dès l’éclosion sur d’autres chrones. Les forces de métamorphose opéraient dans l’urgence de la survie, par pillage et phagocytage, en captation brutale. Il n’y avait qu’à observer comment le sonochrone purgeait les lumens qui passaient près de lui !
Je surveillais Coriolis, plus que tous les autres, parce qu’elle était à cran, ou pour mieux dire : à vif. Un phénomène qui m’échappait, qui ne relevait pas des compacteurs, tendait à faire sortir les vifs de leur corps d’attache, comme si une force impérieuse les attirait à l’extérieur. Callirhoé en moi circulait près du pharynx et remontait par moments en gorge et j’étais obligée de la tenir ; Golgoth avait son frère à fleur d’oreille ; et chez Coriolis, Larco se tenait à la lisière de la bouche, sans encore oser le grand dehors. J’avais un mal fou à conjurer le bruit blanc produit par les trains d’ondes des lumens et du sonochrone et je n’accédais que par brèves fenêtres à la rythmique de ces vifs, pour en scruter les impulsions.
π Le lever du soleil fut une libération. Jusqu’à l’aube, la clarté montante du ciel fut invisible au niveau du sol. Les cocons devaient aspirer la moindre lueur sur l’herbe et dans l’air. Mais quand le soleil sortit, il se passa un phénomène peu oubliable. Au premier rayon franc, les myriades de cocons se mirent à scintiller comme des lingots d’or liquide. Pendant quelques secondes, la nuit resta intacte. Les cocons enflèrent de volume et éclatèrent dans l’espace noir en flaques de soleil. Une floraison magnifique de lumière, un bref instant. Puis le soleil se haussa de toute l’ampleur de son disque sur l’horizon. Et là je vis les cocons reculer, implacablement, vers l’amont où l’astre se levait. Leur dimension et leur fragile pouvoir nocturne apparurent enfin dérisoires. Ils avaient retrouvé leur matrice. Ils filaient en traits de foudre. En un frisson, l’intuition s’imposa : ils migraient. Ils migraient, ravalés par le soleil. Ce chrone. Le plus puissant de tous.
— Ça y est, je vous vois ! Youhou !
— Et on s’entend parler ! Barnak ! Enfin !
— Puteborgne, bien cru que j’allais plus m’en tirer ! Je captais le grand que dalle, j’étais aveugle, sourd comme mon pote, et carpé !
— Ça a été la même chose pour tout le monde…
— Qu’est-ce qui s’est passé, Oroshi ? Tu as compris quelque chose ? Oroshi nous écoute à peine. Elle a les yeux rivés sur Coriolis qui bave.
Son regard bleu est vide. Elle semble épuisée par l’épreuve.
— Coriolis, ça va ?
— J’entends sa voix.
— Quelle voix ? demande Oroshi. Celle de Larco ?
— Ma voix ! Ma voix ! hurle-t-elle.
— Qu’est-ce qu’elle te dit, cette voix ?
x Je ne compris pas tout de suite. Ni ce qu’elle avait dit, ni pourquoi elle le disait. Le vif de Larco flottait devant elle, détaché, son nœud avait pris de l’ampleur, il frétillait. Celui de Coriolis, j’en sentais à peine la vibration. Transfert vital ? Très lentement, elle se leva. Le vif de Larco la précédait vers l’amont, à moins qu’il ne la guidât ? Plutôt que de l’arrêter, nous nous mîmes à l’accompagner. Elle disait vouloir s’aérer, nous en avions tous l’envie aussi, après cette nuit dans le coton noir, l’envie et le besoin. Elle marchait avec nonchalance, ses mèches laissées libres sur son visage, sans un geste pour les écarter, elle se dirigeait droit devant elle vers le soleil, nous à ses côtés, escorte ou écrin. Aucune de mes visions des derniers mois ne m’avait imagé cela. Mais c’est pourtant ainsi, de la façon la plus simple et la plus badine qui soit, qu’en une centaine de pas, nous atteignîmes l’Extrême-Amont.
J’aurais voulu enregistrer les mines de Horst et de Karst, leur bonhomie ébahie, la trogne bougonne de Golgoth à cet instant-là, comment l’autoursier ouvrit le poing pour libérer son oiseau, comment Pietro se rembrunit sur les derniers mètres ; j’aurais voulu entendre ce que Larco murmurait à Coriolis. Mais je ne me souviendrai que du visage de Sov, de sa silhouette se penchant vers la mer roulante de nuages, du plissement de ses yeux quand il fixa le soleil suspendu dans le vide devant nous. Des sept, suite à ma révélation, il fut le seul à pouvoir prendre, sur le champ et dans toute son extension, la mesure de ce qui se tenait devant lui. Sa première réaction physique fut de tomber à genou au bord de la terre coupée. Il tendit la main au-dessus du précipice, comme s’il pût y avoir une vitre ou un pont d’air pour le soutenir un mètre de plus vers l’amont, mais il n’y avait qu’une falaise, et le vide. Il prit une poignée de terre au creux de ses deux mains et la renifla longuement. Il était en suspension. Impossible à lire. Il dit :
— C’est ça, le légendaire Extrême-Amont ?
— En quelque sorte, oui…
— Et le bloc dans la tour Ær ? La phrase, tu te souviens ? Elle disait…
— Le bloc avait raison, aussi. Il n’y a pas d’Extrême-Amont, Sov. Il se jeta alors dans mes bras. Je ne pouvais rien dire de plus.
) J’ouvris les yeux par-dessus l’épaule d’Oroshi, par-delà le plateau tranché net – un coup de hache – et je ne pouvais pas me résoudre à l’accepter. Du fond de mon être, quelque chose continuait à avancer sur la lande, à s’arc-bouter contre la coulée matinale des brouillards ascendants pour y tracer vent debout, choon ou pas, avec la grêle râpeuse aux pommettes, les yeux à la cherche guettant la prochaine colline, le corps en manque d’espace déjà, qui se projetait au loin sur ce relief en bouloches blanches, parmi cette terre neigeuse de nuages sans consistance de sol, où le talon ne pourrait jamais résonner et les crampons mordre, cette mer crémeuse pour rêveur abrité qui signait donc le bout du chemin ?
Pendant quelques minutes, je ne sus que pleurer, sans que je puisse m’avouer, face à face avec moi, si ces larmes coulaient de l’orgueil démesuré de notre conquête, jamais égalée par aucune horde, si elles pissaient de cette fierté insolente, et monstrueuse, et gamine, qui me montait des tripes et envahissait tout – ou si c’était ma conscience, une maturité seconde, plus récente et plus sûre, qui face au gâchis, au dérisoire désormais manifeste de notre quête, effondrait une par une toutes les statues héroïques par-devers moi édifiées, pour ne laisser devant que cette mer blanchâtre et ce bleu métallique, qui pouvait aussi bien être celui du ciel archi-connu que la teinte d’un cosmos neuf. Et pour couronner ce néant, il restait un soleil qui ne réchauffait plus rien et qui éclairait quoi ? Un mystère.
— Quelle chiasse ! C’est la grande foire à l’esbroufe depuis hier !
— On se croirait à l’entrée du cirque de Gardabær ! T’as vu l’à-pic !
— J’ai pas vu, non ! C’est caffi de nuages !
— Ça peut pas être tellement profond. Norska est loin maintenant, hein ?
— Il nous reste combien de cordes ?
— Deux de cinquante mètres, je crois.
— On est bien barrés avec ça…
— Comment on va passer ça, Ka ?!
— En rappel, Ho ! Rappel, relais, pause sur la vire, rappel, jusqu’à ce qu’on touche…
— On n’a plus un piton, Karst, nib de nib !
— Je crois que nous allons devoir longer la falaise. Il existe forcément un passage, une pente raide ou un éboulis plus loin. Il ne faut pas s’énerver. La nuit a été difficile, reposons-nous.
— Toi repose-toi, ouais, Piètre-eau ! Moi, ce genre de muraille, ça me porte sur le jonc !
J’eus cette envie de m’asseoir et d’attendre : quelque chose devait arriver, quelque chose allait arriver, surgir du ciel, venir à nous et me parler. J’observais le trajet des nuages, la façon dont le vent venait ourler la falaise et se disperser aval dans notre dos ; j’essayais de me figurer que nous étions à la proue d’un navire de terre brute, en train de progresser à travers le cosmos, de filer, princiers, vers le soleil et… Quelque chose ne collait pas : je ne me sentais pas en mouvement, la forme de la falaise me paraissait bien trop plate pour être une étrave, je regardais l’autour voler et revenir au poing et il n’était ni distancé ni décalé comme ces bancs de méduses par exemple que nous laissions sur place avec le Physalis des Fréoles. Oroshi ne disait plus rien tandis qu’elle me dévisageait, elle me serrait avec beaucoup d’amour contre elle, elle pleurait aussi, mais pour de tout autres raisons j’imagine et je n’osais plus rien lui demander, j’avais peur de savoir ce qu’elle savait. À côté de moi, Golgoth s’énervait devant un Pietro tendu, les jumeaux avaient repéré un renard rouge et ils l’apprivoisaient avec des bouts de viande. Et Coriolis ? Je ne sais pas, elle se taisait, de même l’autoursier, comme s’ils saisissaient d’instinct, eux deux au moins un peu, l’énormité d’un instant que nous avions espéré, toute notre vie, affronter.
L’Extrême-Amont, diantre… Comme pour tous les événements que j’avais anticipés des années durant – la tour d’Ær par exemple, retrouver mon père, la mort de Caracole – je n’arrivais pas à aller aussi vite que le surgissement. L’impact précédait le son, la déflagration du sens ne me dévastait pas encore. Cramponnée à ma mémoire, ma raison refusait de se laisser recouvrir par la vérité crue du fait. Les images de l’océan de vent de Coriolis restaient premières, elles insistaient. Le mur d’eau d’Aoi, transparent, où l’on voyait nos enfants courir vers nous à travers le temps, la digue de feu liquide de Callirhoé d’où émergeaient la chair flammée de tous les animaux et la braise des arbres, le jardin de Steppe, où les coquelicots avaient la taille d’un homme, même l’orchestre de Silamphre, avec ses harpes éoliennes en fil de foudre, ils restaient plus forts que cette falaise banale et que ce belvédère donnant sur… le rien. Eux auraient justifié nos vies de contre, mais pas ça : pas cette lande, pas cette marée grise qui l’obstruait vague après vague, pas cette herbe à pâturage de gorce. Pitié…
Mais moi, moi, est-ce que j’avais imaginé autre chose que ça ? Le pire était que non – le pire était que cet Extrême-Amont était au fond, dans sa fadeur crasse, le mien. Il était à ma mesure, à mille lieux de toute Caracolade ou du plus minuscule des miracles.
x C’est le moment – ou pas du tout ; je n’ai aucun choix de toute façon :
— Les gars, vous pouvez venir vous asseoir si ça ne vous dérange pas ? J’ai une annonce plutôt importante à vous faire !
Mon appel tombe à plat. Golgoth et Pietro continuent à s’accrocher. Sov se lève pour s’intercaler, tandis que l’autoursier ramène les jumeaux qui tirent un renard apeuré par une longe. Coriolis redresse la tête, elle a pris cinq ans cette nuit.
— Qu’est-ce qui nous veut encore, l’aérotrou ? Tu bivouaques à Aberlaas quand ça tourne marron et tu nous ponds du colloque derrière ? Fallait être là au camp !
— J’étais là, je te signale…
— Une plombe après le déluge !
— Si tu veux. Je n’ai pas le temps de discuter (…). Voilà, asseyez-vous tous. Je vais vous annoncer quelque chose qui, pour certains ici, autant vous prévenir, va être impossible à croire. Et surtout impossible à accepter. Je n’ai d’ailleurs aucune preuve pour justifier ce que j’avance, aucune preuve tangible j’entends.
— Accouche !
— Voilà. Nous venons d’atteindre ce matin le bout de la Terre. Nous sommes en Extrême-Amont.
) D’un bond, Horst et Karst étaient debout, et dans des hurlements de joie d’une spontanéité bouleversante, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre en se donnant des coups de tête dans le creux de l’épaule, ils avaient arrachés le renard du sol, ils l’embrassaient à pleine fourrure, leurs poings étaient levés en signe de victoire et ils nous regardaient sans comprendre notre sobriété :
— On y est ! On a réussi les gars !!! On est les premiers du monde ! Hé Golgoth !!! La 34 – AU BOUT ! La 34 – AU BOUT ! La 34 – AU BOUT !… et la secousse nous prit à revers parce que c’était notre cri de départ à Aberlaas, nous avions onze ans, le cri d’encouragement porté par les gosses qui nous escortaient en traversant les favéoles dans l’interminable banlieue de poussière, un vieux cri oublié, un vieux cri tué par des années de contre, par notre maturité usée, par la désespérance. Eux le sortaient du ventre, eux le sortaient du cœur. « La 34 – AU BOUT ! » Dans notre cercle, personne d’autre ne réagissait et les jumeaux renoncèrent à venir nous embrasser, déçus, ça se comprenait, mais sans jugement jamais, ni question, ils étaient déjà à fourrager dans le traîneau et seul Pietro, qui se leva très vite pour les aider, avait eu le même réflexe. Tous trois, ils sortirent du traîneau le sac de vœux pour l’Extrême-Amont, accumulés sur toute la bande de Contre auprès des abrités comme des Fréoles, l’ouvrirent et le vidèrent sur l’herbe. Dans l’aube pâle, les languettes d’or gravées rissolaient. Pietro en prit une et la lut :
« Je voudrais que ma fée m’aime » disait le vœu. Il le prit entre ses lèvres, l’embrassa et le jeta dans le vide devant lui, entre deux bourrasques. Un bref instant, il parut espérer quelque chose, une lueur, un écho mais la languette virevolta dans l’air et disparut dans une touffe de brouillard. Horst, un peu décontenancé, avait déjà saisi une autre languette et très excité, il lut :
« Je voudrais que les Tourangeaux habitent en bas et nous en haut dans leurs tours. »
— Ah ça, c’est un vœu de racleur, héhé !
— On en a pour un bout de temps mais il faudra tous les lire, hein, Ka ?
— Ben oui, Ho, on les a pas portés pour rien ! Les gens, ils comptaient sur nous ! Et tous les vœux, ils vont être exaucés, alors faut qu’on soit sympa !
À son tour, Coriolis se leva pour participer au rite improvisé, bientôt suivie par l’autoursier, si bien qu’ils furent cinq, alignés devant le précipice, à respecter trente ans de parole donnée à des inconnus et à rendre grâce à leurs rêves. Oroshi les regardait, aussi surprise que moi, elle souriait de la beauté de la scène, elle se disait peut-être qu’ils avaient précisément besoin de ces mots, de cette litanie touchante de vœux, pour oublier les leurs et s’abstenir encore de réaliser, d’affronter en eux-mêmes la révélation. Moi je pensais à un homme et à un gosse, je pensais à Fitz Bergkamp, le scribe de la 33e Horde mort noyé dans Lapsane, je pensais surtout à son fils, à mon ami Antón poussé de la tour par un maître de l’Hordre pour une erreur de notation sur une turbule. À dix ans, j’avais fait serment de lui réserver un de mes trois vœux si j’atteignais un jour l’Extrême-Amont. Je pensais à ça. Et je ne savais au juste quoi formuler pour lui, qu’espérer – si, ça : atteindre dans l’avenir un niveau d’aéromaîtrise tel que je puisse aller, où qu’il se trouve, chercher son vif et le ramener lui, à travers sa pelote de vent, ici, pour qu’il contemple ce qu’il méritait autant que moi de découvrir. Ça me faisait un vœu, un.
x Golgoth n’a pas bougé encore, pas dit un mot. Ni vanne ni brocard. Il se lève finalement, va droit au traîneau, en sort une corde lovée qu’il met sur son épaule droite et il part en direction d’un arbre de plein vent, fiché là-bas à quelques pas de la falaise. Il n’est pas difficile de deviner ce qu’il va faire : tenter un premier rappel, pour voir, chercher une vire pour un relais. Il est évident qu’il ne m’a pas crue. Son vif reste lourd, intense, compact de rage. Ce n’est pas sa tête, c’est son instinct qui parle. Et son instinct a raison : je mens. Je mens parce qu’il n’y a pas d’autres moyens de les préparer à la neuvième.
— Qu’est-ce tu fais, Goth ? Tu viens pas faire les vœux avec nous ? lance Horst.
π Il part seul. Il fait un nœud de huit autour du tronc. Il enfile son harnais. Il fixe le descendeur, recule au bord du vide. D’un saut, il a disparu. Ce ne serait pas Golgoth, j’irais surveiller. Mais c’est Golgoth. Il ne supporte pas d’être materné. « Protégez-nous des écumeurs et du furvent. » Je prononce mon cinquantième vœu et fais une pause. Oroshi et Sov sont restés à l’écart. Ils vont bien ensemble finalement. Leur histoire a pris du poids. Leur complicité saute aux yeux depuis Krafla. Je suis heureux pour eux. J’aurais aimé réussir cela avec Coriolis. Mais « quelque chose ne passe pas », dit-elle. « Tu manques de fantaisie. » Je n’aurai pas d’enfant, ça devient évident de mois en mois. J’aurais eu la fierté d’avoir tenu ma ligne jusqu’au bout. Quel bout ? Le bout du monde ? Je me sens comme Golgoth au fond. J’ai besoin d’être sûr. Au moins pour revenir la tête haute vers mes parents. J’ignore comment Oroshi est parvenue à sa conclusion. Je ne veux pas de fausse joie. D’estimations. Il va falloir vérifier qu’il n’existe aucun passage. Rien en amont de cette ligne. Nous portons la responsabilité de huit siècles de contre. Il n’y a pas de « fantaisie » à avoir ici. Toute la bande de Contre, d’Alticcio à Aberlaas, est suspendue à notre découverte. Oui ou non ?! Est-ce que quelqu’un en a encore conscience ? L’aval ne sait encore rien. Aucun poursuiveur n’aurait pu nous suivre dans Norska. Aucun Fréole ne passera jamais ces chaînes de montagnes en éolicoptère, quoi qu’en dise Sov. Nous sommes les détenteurs d’un savoir unique dans l’histoire. Nous avons donc un devoir de rigueur absolue :
— Ce que je vous propose est simple. Si ce plateau est bien le bout de la Terre, nous aurons une mission : retourner à Camp Bòban pour l’annoncer. Puis en informer le Conseil de l’Hordre à Aberlaas.
— Oublie ces croque-morts de l’Hordre ! (lance l’autoursier). Si on a réellement atteint l’Extrême-Amont, mon objectif devient simple : retrouver Alme, Aoi et Silamphre ! La 35e Horde n’aura qu’à s’enfiler Lapsane et la porte d’Urle, et le pilier Brakauer et Krafla en prime ! Les Hordes sont finies ! Vous comprenez où on est ? Elles s’achèvent avec nous ! Et si c’est ce carré d’alpage que je suis venu chercher toute ma vie, et bien ça ne valait pas la peine !
— Ça valait la peine, de toute façon, coupe Oroshi. Tu dis n’importe quoi !
— Bien sûr que ça valait la peine ! (je me braque). Notre grandeur, notre probité, elles se sont construites par le contre, dans ce combat ! Le combat valait par lui-même, indépendamment du but. Le but était dans le chemin ! Nous avons de quoi être fiers de nous. Personnellement, je ne regrette rien !
— Moi non plus. Enfin… Je regrette Caracole, je regrette Arval, je regrette Steppe et Callirhoé, je les regrette tous. Aucun savoir ne valait qu’ils meurent.
— Ils ne sont pas morts, Sov ! (s’énerve Oroshi). Ils sont là avec nous ! Ils sont encore à sauver ! Tu ne comprends rien ou quoi ?
— Fous-moi la paix caber ! Je parle de chair et de regard, pas de vif ! Tu le vois Arval, là ? Il est où Steppe ? Il cueille de l’herbe ? Toi, tu ne raisonnes qu’en termes de nœuds !
— Ce que je propose donc (j’enchaîne avant que ça dégénère) est de prospecter la ligne de falaise vers le nord et vers le sud, aussi loin que nous pourrons. Nous nous diviserons en deux groupes. Si nous trouvons un passage pour descendre, la preuve sera faite qu’Oroshi s’est trompée. En outre, si le matelas de nuages se dissipe, nous verrons très vite s’il y a quelque chose dessous ou bien si nous sommes à la proue de la Terre…
— Les nuages ne se dissiperont jamais Pietro ! Ils se forment par le frottement de l’atmosphère sur la proue ! Et il n’y a pas de passage ! Vous intégrez ?
— Permets-nous de vérifier, Oroshi. Nous avons besoin de certitudes et Golgoth doute. Regarde où il est !
— Oui. Il faudrait d’ailleurs le surveiller. Il y a beaucoup de chrones qui circulent…
— Les autres, êtes-vous d’accord avec ma proposition ?
— J’ai besoin d’être sûr aussi. Et je préfère marcher que de tourner en rond sur ce plateau !
— Et toi, Coriolis ?
— Je suis comme Tourse. Je veux voir. Même si je sais qu’Oroshi a raison.
— Les jumeaux ?
— On suit ! Mais nous, on aime bien ce pays, hein Ka ?
— C’est giboyeux comme pas croyable ! Y a même des chevents !
— Sov ?
— Je vais rester ici avec Oroshi. D’après nos calculs, nous sommes exactement dans le prolongement de l’axe Bellini. Nous vous servirons de points fixes. Combien de temps pensez-vous prospecter ?
— Disons deux semaines pour une première reconnaissance : une pour l’aller et une pour le retour. Nous progresserons le plus rapidement possible. Avec un vent latéral, ce sera facile. Si ça ne suffit pas, nous repartirons pour deux mois, jusqu’à obtenir une preuve formelle, dans un sens ou dans l’autre. Nous ne pouvons pas nous permettre de revenir vers l’aval sans une certitude absolue.
— Évidemment, ne serait-ce que par respect pour les ærudits (confirme Sov).
— Oui, si quelqu’un est encore vivant pour pouvoir revenir…
L’aéromaîtresse a lâché son crivetz. Un chrone bleu nuit passe à quatre mètres de nous. Il vient de la falaise. Oroshi guette les réactions. Elle renoue ses cheveux et replante une babéole en bois dans le chignon. Elle s’empare à nouveau de la parole :
— Si vous décidez de partir, je dois vous faire une seconde révélation. Capitale.
— Tout est capital dans ta bouche ! Vas-y…
— Vous avez vu ce qui s’est passé cette nuit ? Nous avons essuyé une marée de chrones. Ces chrones étaient les résidus d’un chronox, ce qui signifie « chrone-nuit » dans notre jargon, ou plus couramment « chrone noir ». Un chrone noir absorbe la totalité de la matière, lumière, vent et son, dans le périmètre où il émerge. Il la compacte dans l’équivalent d’une bille, par attraction gravitationnelle croissante. Ça dure quelques heures, ça forme des trous béants dans le sol, vous en croiserez sûrement. Les cratères formés sont parfaitement sphériques. Vous les reconnaîtrez. Si vous vous trouvez près du chrone noir au moment où il se forme, vous serez avalés, corps et âme, vif compris. Si vous êtes proches au moment où il explose, vous serez criblés de matière, déchirés en lambeaux.
— Comment on peut les anticiper ?
— En étant attentif à l’écoulement du vent. Si le lit change subitement d’angle, courez à l’opposé, exactement comme pour le siphon dans Lapsane.
— Tu es sûr que tu ne veux pas venir avec nous, Oroshi ?
— Le chrone noir n’est qu’un chrone parmi les centaines que vous allez couper, Coriolis. La plupart sont inoffensifs pour les humains. Mais parmi eux, vous rencontrerez vraisemblablement des psychrones. La neuvième forme du vent se formera à travers l’un de ces psychrones. Pas le même pour chacun de vous. Et alors, il vous faudra l’affronter, il sera impossible d’y échapper. Voilà ce que je devais vous dire. Vous filez vers votre destin.
— Nous allons affronter quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je ne sais pas ce que vous affronterez. Vous seuls le saurez. Je ne le sais même pas pour moi. Les ærudits affirment que la neuvième forme est l’envers de la quête. Sa doublure intime. Elle est ce que vous avez fui, et conjuré, à force d’énergie et de combats, votre vie durant. Ceux qui vulgarisent les arcanes disent de la neuvième qu’elle est la mort-vive. Ça reste une approximation. La neuvième est la mortalité active en chacun, à chaque âge de l’existence. Je ne parle pas ici de la déchéance de nos corps ou de l’entropie qui nous dégrade, non : plus simplement d’une forme puissante de la fatigue. Tout au long de votre vie, cette fatigue s’est manifestée sous une myriade de petites mines : un découragement passager par exemple, une perte de confiance, un banal besoin de confort affectif ou de stabilité sentimentale, un appel au repos, récurrent… Elle a parfois pris le masque d’une paresse de pensée, d’un manque de curiosité, elle a pu se traduire par un refus de l’inconnu ou la peur de changer, le fait de privilégier une habitude, vouloir être tranquille d’avance, je ne sais pas… Quels autres visages encore ? Disons les facilités innombrables de l’humain qui n’est pas à la hauteur de ce qu’il peut. Tout ce qui fait le quotidien d’un abrité en fait ! En terme aérologique, j’appelle ça l’essoufflement. Les abrités sont avant toute autre critique des essoufflés. Retenez juste que cette fatigue polymorphe, la neuvième forme a le pouvoir de l’agréger et de l’excarner, c’est-à-dire de la sortir de vous et de lui donner… un corps. Ce corps pourra aussi bien être une scène ou un événement qu’un homme, un sentiment douloureux à l’extrême, un… Ça dépendra de chacun, encore une fois. Ce qui est sûr, c’est que la neuvième va vous apporter la figure de votre mort, sur ce plateau. Votre bloc d’ombre.
— Et… on a une chance d’en réchapper ?
— C’est avant tout une question de vitalité intrinsèque. La neuvième touche au vif, à votre nœud de vie. Vous y survivrez si vous surmontez ce qu’elle cumule d’épuisé en vous.
— Et si on reste ici, avec toi et Sov ? Tu pourras nous aider…
— Non, je ne pourrai pas. Sinon, tu penses bien… Je ne pourrai même pas m’aider moi-même, Coriolis. Donc partez si vous avez besoin de preuves. Longez cette falaise. Et…
— Et quoi ?
— Rien… Bonne chance. Je… Je vous aime.
L’effet des mots d’Oroshi se lisait à la peur intense qui nous défigurait. Golgoth venait de revenir. Il n’avait plus de corde. « Bousillée par un chrone. Chuis remonté en varappe, cru y passer » marmonna-t-il. Je l’informai de nos débats. Il hocha la tête. Il adhérait.
— J’ai proposé deux groupes. Le groupe nord avec Coriolis, l’autoursier et moi. Le groupe sud avec les jumeaux et toi. Ça te va ?
— Et Sov et Oroshi ? Ils se branlent ?
— Ils restent là. Ils serviront de point fixe.
— Le rocher aussi, où j’ai posé mon cul, il peut servir de point fixe !
) Tergiverser n’avait jamais été dans nos habitudes et, la sieste passée, indispensable après cette nuit harassante, les préparatifs furent pliés dans la demi-heure. Bien que je gardasse un soupçon de honte à rester là, sous les sarcasmes de Golgoth, à limiter ma prise de risque, je m’en tins à la stratégie d’Oroshi : je n’avais aucune envie de mourir pour vérifier si une falaise était infinie ou pas, j’avais besoin d’apprendre, et d’apprendre vite. Ces deux semaines avec elle, au milieu des champs de chrones, ne pourraient que m’être profitables. Je partis saluer Coriolis, sentir une dernière fois sa peau, en l’abreuvant de conseils, sous la mine amusée d’Oroshi, qui respecta notre moment et ne s’approcha qu’à la fin pour lui dire :
— Ne saute pas dans le vide ! Sous aucun prétexte, quel que soit ce que tu y verras ! Garde-toi du précipice, tout le temps tout le temps. D’accord ?
— D’accord, aéromaîtresse. J’y penserai sans arrêt.
— Qu’est-ce que te disait ta voix ce matin ? Tu te souviens ?
— Oh oui… Oui… Elle me disait que Larco va venir. Et que cette fois-ci, il faudra l’aimer. Ça sonnait comme une menace, atroce. Je n’ai jamais été amoureuse de Larco, je n’ai jamais pu, je l’aimais bien, comme un copain.
— Écoute-moi bien Coriolis…
— Je t’écoute (elle avait les larmes qui lui brouillaient les yeux, peur et émotion mêlées).
— Larco va venir. Il viendra de toi. Il viendra de la lande ou du précipice, peu importe. Dès qu’il approche, tu sors ton boo et tu le tues. Tu m’as comprise ? Il sera aussi vivant que moi, aussi vrai. Il te parlera comme je te parle maintenant, yeux dans les yeux. Il voudra t’embrasser, se jeter dans tes bras. Tue-le ! Tue-le immédiatement d’un jet et si tu le rates, tue-le de tes mains, égorge-le ! Tu m’as comprise ?
— Ni remords, ni pitié. Le tuer.
— Exactement.
À Pietro, je donnais mon boo de chasse, je n’avais pas de crainte forte pour lui, je le savais lucide, au même titre que l’autoursier. Dans l’autre groupe, Golgoth m’ignora et j’aidais les jumeaux à charger du gibier dans leur sac quand Oroshi me prit à part et me chuchota :
— Fais-leur de vrais adieux, ils ne reviendront pas.
— Tu veux dire qu’ils vont… mourir ?
— Non. Ils ne vont pas revenir, c’est tout.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils vont oublier leur mission.
— Ils vont survivre à la neuvième forme ?
— Ils ont déjà rencontré leur neuvième forme, Sov, par le Saint-Vent ! Rien ne peut plus les effrayer à ce niveau ! Horst a survécu à la séparation avec son frère !
) Pendant un quart d’heure, Oroshi s’isola en tête-à-tête avec les deux frères, elle les embrassa sur la joue et sur le front, elle leur prit les mains, elle plaisanta avec eux. De nous tous, avec leur petit nez rond et leur tignasse rousse en friche, ils semblaient de loin les plus insouciants et les plus sainement joyeux. L’éblouissement d’être arrivés en Extrême-Amont, il brillait sur leur visage, avec ce mélange de fierté, de plénitude et d’envie de partager. À les regarder partir, j’enviais leur fraîcheur intacte de gosse face à l’épreuve, la façon dont la gravité glissait sur leurs colossales épaules. Ils allaient « oublier » la mission ?!
π Les quatre premiers jours furent d’une monotonie… Le plateau ondulait à perte de vue vers le nord. À peine trois ou quatre bosses par jour pour rythmer la marche. La ligne de falaise faisait bien quelques anses. Quelques pointes où nous avancions jusqu’au bout. De ces petits caps, nous inspections la paroi des anses avec un peu de recul. Talweg aurait été plus avisé pour la définir. Ça paraissait être un granit très dur. Lisse souvent. Très peu de failles ou de fentes. Aucun décrochement sur les deux cents mètres que la vue pouvait embrasser avant la couverture nuageuse. Aucune vire, donc, où se poser. À trois, nous marchions très vite. Nous courions même sur certaines portions. Lumens la nuit, lesquels, Oroshi nous avait rassurés, n’étaient pas dangereux. Des bruits de déflagrations parfois. Un choon poussif sinon, en journée. Avec des bancs de brouillard, matin et soir. Sur le trajet, j’avais compté six trous hémisphériques de type chronox.
Nous restions vigilants sur les chrones. Coriolis éprouvait des phobies étranges. À certains moments, elle disait rajeunir. À d’autres, elle traversait des « taches de frousse ». Tourse laissait voler Schist aussi souvent que possible. Il n’était pas au mieux non plus. Psychologiquement. Il revoyait beaucoup le fauconnier. Il était rétroprojeté au pilier Brakauer, avec son autour. Sur le pont verglacé. Il revivait beaucoup cette scène. Il ne s’en débarrassait pas, avouait-il. Pas plus que du moment où Darbon avait laissé tomber de son manteau ses deux faucons étranglés. Il se sentait responsable de la mort de Darbon.
Le cinquième jour s’annonça bien. Schist avait capturé deux levreaux que nous cuisîmes au petit déjeuner. Le brouillard se dissipa plus tôt que d’habitude. Et après une heure de marche, Tourse découvrit dans un cratère de chronox le départ d’une galerie. Elle était orientée est, donc vers la falaise. Elle s’enfonçait sous le plateau avec un angle intéressant qui laissait envisager un débouché à flanc de paroi. Nous étions ravis. La galerie se présentait de façon rassurante. Suffisamment haute, elle accusait une pente de 30° environ, dans un tube de roche. Une seule chose m’inquiétait :
— Il y a un appel d’air, non ?
— Oui, léger. Ça chuinte un peu, on dirait.
— Le vent doit s’engouffrer dans la galerie. Ça confirmerait que ça débouche sur le vide.
— Sauf que le vent devrait sortir vers nous, vue l’orientation. Et non être aspiré…
— Il doit y avoir des coudes ou une salle. Il faut aller voir. Sans plus attendre, nous descendîmes. Tourse en premier avec le flambeau, Coriolis derrière. Je fermais la marche. Après deux cents mètres environ, nous atteignîmes un puits vertical. Trente mètres plus bas, il donnait sur une salle éclairée de l’est par la lumière du jour.
— Superbe ! Ça donne bien sur la falaise !
Trente mètres, c’était cinq mètres de plus que notre corde. Ça impliquait de désescalader sur la fin. L’autoursier était agile, il n’hésita pas. Perché sur l’épaule, son autour jeta plusieurs « yek ! » apeurés lorsqu’il entama la descente. Coriolis et moi le retenions par la corde. Vers le bas, le puits s’évasait en cône. Des bruits spectaculaires de rafales résonnaient par moments dans le conduit. Et il y avait toujours cet appel d’air. Assez incompréhensible.
— Ça va, Tourse ? Tu vois quelque chose ?
— Le sol est criblé de trous. Ça fait comme une grille percée à travers le rocher.
— Le chronox a peut-être explosé une première fois là avant de remonter…
— Je sais pas… Je sais pas…
J’aurais dû le remonter là. Au timbre de sa voix. En un instant, il venait de basculer dans la peur. À l’oreille, je le sus.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Un problème, Tourse ? réagit aussitôt Coriolis. L’autour s’était mis à voler. Je me penchai. Tourse avait dépassé la longueur de la corde. Le brin libéré flottait au-dessus de lui. Il se maintenait en opposition pied-main contre les parois du puits. Un rugissement de vent envahit alors toute la cavité. Sous la force subite d’aspiration, je faillis basculer dans le puits.
— Hé Tourse !
La luminosité devint très forte dans la salle, trente mètres plus bas. Je pus discerner la grille dont il m’avait parlé. À travers les trous, on apercevait une luminescence, une chose, je ne sais pas. La silhouette nette de Schist, ailes écartées, était collée contre la grille. Il émettait des cris brefs. Il se débattait.
Incapable de s’arracher au souffle. Je m’arrimai à une stalactite en corde double et désescalada de dix mètres. Le rugissement prenait des proportions oppressantes. Un courant violent m’avalait vers le bas. L’autoursier tenait encore, terrorisé par ce qu’il voyait, il sifflait son oiseau, trille sur trille. Schist ne réagissait plus que par soubresauts.
— Remonte ! Laisse-le !
— Je ne peux pas le laisser ! Il va y passer !
— Remonte ! Tu vas te faire aspirer ! Viens jusqu’à moi ! Agrippe mon pied ! Viens !
— Il va crever !
— C’est toi qui vas crever ! Remonte !!!
Glissa-t-il ou se laissa-t-il tomber ? Il chuta de deux mètres sur la grille.
Juste à gauche de Schist.
— Darbon ! sursauta-t-il alors dans un cri glaçant. Darbon !! Laisse-le ! Pendant une minute, je le vis à genoux. Il essayait en vain d’arracher son autour à la grille d’aspiration où un vent vertical venu de nulle part le plaquait. Lui-même oscillait du tronc sous le flux. Il fut plié plusieurs fois contre la bouche, se libérant, à chacune, avec encore moins de facilité. Puis la force de plaquage devint insoutenable. Ma corde me sciait les reins sous la tension. Je crus qu’elle allait rompre. En bas, l’autoursier s’effondra une nouvelle fois ventre à terre. Sur son oiseau. Il ne se relevait pas. Je l’appelais dans le rugissement.
^ Vole, vole Schist, vole encore pour moi mon esclame… Vole à travers ma fatigue, par la grille de mes côtes – déplie dans le granit tes ailes de la falaise et fuit – coupe droit dans l’épaisseur du ciel et reviens-nous – reviens au poing me dire ce qu’il y a de l’autre côté du bleu, sur l’autre face du vent vieux que je suis devenu…
Bats des bras´ encore et encore bats-les donc pour moi ˙ ˙ ˙ Je ne t’étoufferai pas´ sache-le´ je suis juste venu sur toi pour te nicher dans mes bras et te protéger des gerfauts des sacres-´ eux qui ne savent plus voler´ juste monter aux nues et en tomber-pauvre-pierre´ se hausser par carrières et degrés et puis fondre´ eux les rapaces hiérarchiques´ les très-religieux du ciel ˇ ˇ ˇ Toi tu fileras toujours droit à fleur de terre petit voilier saillant ‘ mon branchier de bas-vol, tu fileras parallèle toujours à nos pas – puisque tu as su garder le feu du vol horizontal – – - car tu sais mieux le vent ‘ Schist ˆ mieux que tous que le vent n’est qu’un mur à trous de rafales ` ` ta seule proie par l’esprit, ˆ ` ta trouvaille à nous ˆ ˆ l’ouverture où je passe `, · où je crée et éduque ta race ˙˙˙
Vole donc,’ ˆ vole mon autour,’ vole encore à travers mes bras ˆ à travers ma foi –,’ les faucons sont les rois’ mais les princes volent au pas à travers les taillis et le fouillis de nos quêtes de soi ˙ ˙ ˙